Que retiendra la Haute-Marne de cette 19e semaine ? Tout le monde ne songe qu’à cela : l’après. Si proche. L’Après : le jour où nous serons libres de commander une bière en terrasse. Puis viendra le jour où nous serons libres de nous asseoir autour d’une table recouverte de pizzas : ces moments qui réjouissent le palais et sacralisent l’amitié.
Les cafetiers, les restaurateurs se préparent, fébriles. Doublement inquiets, aussi :
1) Les clients (nous) vont-ils revenir ? OUI. On a hâte. Cette première gorgée de bière, ce premier steak frites se parent d’emblée d’une sacrée saveur de santé, de liberté, de copains.
2) Auront-ils les moyens, en personnel, de faire face ? Assez logiquement, ils ont perdu du monde durant la bataille. La petite société haut-marnaise a quelques jours pour anticiper la reprise de tout : il y a énormément de vrais jobs à pourvoir, dans moult entreprises, et notamment chez les cafetiers et les restaurateurs. Chez ces derniers, il y a même des carrières à faire, des compétences à acquérir, des formations à suivre, des passions à découvrir. Foncez, les indécis.
Je vous parle de restaurants. De convivialité. De ce qui nous a manqué durant cette affligeante épreuve ; elle a laissé nombre d’entre nous sur le bord du chemin. Il s’en trouve donc, ici, qui n’ont pas mis les pieds sous une table de restaurant depuis des années. Faute de moyens, de travail, d’espoir, d’énergie. Trop seuls dans un trou de la vie.
Bernard Blumerel m’expliquait cela, cette semaine. Ce garçon s’occupe en Haute-Marne d’un centre des Restos du Cœur. Il y est arrivé « par hasard » dit-il. Le hasard a bon dos. Bernard m’a tout de suite donné du “tu”. Prodiguant ce “tu”, il m’offrait bien davantage qu’un tutoiement formel. Il m’invitait. Il me révélait la vraie misère, invisible, qui fait son lit dans nos campagnes, dans nos quartiers. Il me décrivait la douleur qui s’empare de celui qui doit s’inscrire, lorsque le garde-manger n’est plus que vacuité et l’estomac vide ; le regard fuit. Il hésite à avancer le dernier pas ; la honte le ronge encore davantage que la faim. C’est donc ici, maintenant, et ce n’est pas un migrant, cet autrui si proche, passé sous les radars des services sociaux.
Sans jamais émettre le moindre jugement, Bernard parlait d’une voix posée, sereine. Peut-être le souffle était-il encore un peu court : Bernard, m’a-t-on confié, a été happé par le virus. Hôpital, réa, coma. Il s’en est sorti. Il sait ce que c’est. Pudiquement, il parle des autres. Il résume bien la Haute-Marne, l’énergie qui doute, qui s’accroche. La vie qui revient. Bernard, on l’aura compris, est un bénévole. Il m’expliquait que les Restos, en Haute-Marne, ont proportionnellement plus de bénévoles qu’ailleurs. Il m’expliquait qu’en Haute-Marne, les professionnels (grande distribution, commerce, restaurants) donnent aux Restos plus qu’ailleurs. Et dans les collectes, par personne, on offre plus qu’ailleurs. On est dans doute moins nombreux, plus vieux, moins riches, en Haute-Marne. Mais on a du Cœur. Et des types comme Bernard, qui donnent du sens à la vie et de la fierté d’être ce qu’on est : résolument ici.
JHM du16 mai 2021